lundi 1 mars 2010

Daniel Bechet ¤ Songs to My Father



Absolument tout le monde connaît, ou a au moins entendu parler du louisinais Sidney Bechet. Cet ancien membre de l'orchestre de Louis Armstrong passa les dix dernières années de sa vie en France, où il fut extrêmement populaire : Antibes et les clubs de Saint-Germain des Prés lui doivent beaucoup. "Sid B" (ouah le jeu de mots) fut surtout le premier musicien de jazz à privilégier le saxophone soprano, en y arrachant un vibrato caractéristique que d'aucuns jugeaient vulgaire, car trop affecté. En revanche le parcours de son (unique ? dernier ?) fils, Daniel, est bien moins souvent retracé par les encyclopédies. Les "papy-jazz" se souviennent peut-être que Sidney lui dédia une composition ("Daniel"), tout comme il le fit en honneur de son épouse Jacqueline ("Nous Deux"), la mère de Daniel. En dehors de ça il n'y a pas pléthore d'information, et ça n'a rien d'étonnant : que sait-on des enfants de Django ou Boris Vian ?... En tout cas Daniel Bechet est batteur, ce qui écarte toute tentative de comparaison avec le jeu du grand Sidney.
Il paraît logique que la maison de disques parisienne Vogue ait été choisie pour cet album intitulé Songs to my Father : la firme avait produit les albums "français" de Sidney Bechet (majoritairement posthumes...). Les maigres crédits de pochette ne mentionnent pas les noms des musiciens qui accompagnent Bechet fils. A l'écoute ils semblent au moins trois (guitares et basses électriques, claviers), augmentés de quelques instruments à vent ou percussion sur trois des neuf morceaux proposés. Tout cela ne dit cependant pas à quoi nous avons affaire.
La typo néon, la photo vaporeuse, le style vestimentaire (no comment !) et l'année de parution (1979) font frémir de prime abord. Même si l'habit ne fait pas le moine, en référence à ce sublime perfecto sans manches, il n'est certainement pas question d'hommage à la Nouvelle-Orléans... Vous flippez ? Eh bien contre toute attente l'écoute révèle un album de smooth jazz légèrement funky tout à fait recommandable ! Le rythme est beaucoup, beaucoup plus cool que chez Cortex par exemple, mais le feeling est assez voisin de ce que les deux Alain proposaient de plus soft à cette époque, sans paroles toutefois (à part quelques wordless vocals par-ci par-là). Le premier morceau, intitulé "Sweet Stuff", illustre cet état de fait, et vous annonce que ce disque convient parfaitement à un après-midi farniente. Le groove (et encore) fait son apparition sur "Woodcutter's Lullaby", ainsi que sur "Oui de Song" et surtout "Brother Jacques", version improbablement boogie de la comptine populaire "Frère Jacques", subissant une accélération de tempo et chantée en anglais ! Pour le reste c'est tout à fait smooth, sans trop de relief certes, mais comme la bête est rare... La session ne transpire pas la virtuosité, cependant les protagonistes semblent plutôt à l'aise. Ils sont surtout beaucoup plus doués que les pignoufs à qui l'on doit les horribles albums de space disco (ou de faux breakdance) de la même époque, lesquels contribueront par leurs méventes à conduire Vogue à la ruine peu de temps après, en dépit de la mainmise du label sur la distribution hexagonale de la go-go music et du hip hop old school au début des années 80.
La liquidation judiciaire de Vogue fut prononcée vers 1986, l'entreprise n'ayant pas pu aborder le virage technologique du CD. Corollaire fâcheux, la décision de justice imposa la destruction des stocks... Toutefois plusieurs centaines de caisses furent sauvées et embarquées par camions entiers grâce à d'anciens employés légitimement effarés à l'idée de voir disparaître en fumée (bien noire) un volet de la culture populaire française. Car si Vogue a commis énormément de grosses bouses à base d'accordéon ou de chanteurs éreintants, le catalogue comportait quelques tueries signées Raoul Zequeira, Barney Wilen, Chico Magnetic Band, Laurent Petitgirard, Ryco-Jazz... oui, on peut dire "dommage".
Produit à un très petit nombre d'exemplaires, et apparemment sans suite, ce disque sympathique de l'inattendu Daniel Bechet mérite le détour, ne serait-ce qu'à cause de son exclusivité, justement.

Taste it : sdtp://www34.zippyshare.com/v/DgHOZ7Y5/file.html

Signalons qu'il y a quelques années, Daniel Bechet fut contraint de vendre aux enchères l'intégralité des biens hérités de son père, y compris le soprano, afin de rembourser certaines dettes contractées au jeu. Un beau gâchis, même s'il n'est pas le premier artiste à avoir connu cette extrémité. D'un autre côté, il n'aurait pas gagné beaucoup plus en rééditant "Songs to My Father"... En tout cas, après cette expérience malheureuse, et quelques featurings avec Bob Sinclar (!!!!!), Daniel Bechet a retrouvé une actualité artistique tangible, comme en témoigne son site Internet personnel.