vendredi 15 juin 2012

Bossa Brasilia Band


Après deux épisodes virulents, laissons le deep de côté et revenons à quelque chose de beaucoup plus accessible. Distribué par la compagnie Capi-Lux spécialisée dans la photographie, cet enregistrement éponyme de 1978 est le sixième d'une sélection de disques publicitaires dont les précédents sont prémonitoirement dénommés "Easy Listening" : il s'apparente donc à un bon disque de library.
Le groupe néerlandais Bossa Brasilia Band qui signe cet opus nous renvoie à l'univers plantureux de la bossa nova brésilienne : sur les seize morceaux proposés, onze sont repris du répertoire classique de la bossa nova, dont sept signés du seul Antonio Carlos Jobim. Les musiciens mettent ici l'accent sur la mélodie, et sur ce point la qualité d'interprétation ne souffre d'aucune contestation : clarté et propreté sont de mise. N'espérez en retour aucune fantaisie ni prise de risque... La plupart des morceaux ressemblent d'ailleurs franchement à de la musique d'ascenseur (surtout les sur-entendus The Girl from Ipanema et Desafinado), mais qu'importe après tout : c'est de l'easy listening ! Ceci posé, et une fois digérée l'occidentalisation de ces thèmes intemporels, on retiendra les quelques morceaux avec chœurs (un peu moins de la moitié), qui rappellent les glorieuses heures du groupe Brasil '66 de Sergio Mendes, ainsi que les évocations fugaces des univers de Walter Wanderley (sur So Nice) ou des musiques de films italiens de la belle époque (sur Mas Que Nada). L'ensemble est très voire trop lisse, bien que la réinterprétation assez rythmée de Tristeza permette de conclure l'écoute sur une bonne impression. Vous l'aurez compris : pour l'ivresse on repassera, mais pour le farniente, pardon...

Ease your ears : 123p://www31.zippyshare.com/v/3seT7k9d/file.html

vendredi 1 juin 2012

Full Moon Ensemble featuring Claude Delcloo ¤ Crowded with Loneliness


Cette fois c'est sûr, on est dans le deep du deep. La preuve en est qu'un disque du calibre de ce Full Moon Ensemble n'était toujours pas chroniqué sur la toile jusqu'à maintenant, et qu'on en attend toujours la réédition en bonne et due forme*. Il doit bien se trouver quelque compilation qui ait mis le doigt dessus (au hasard, Sexopolis), mais découvrir cette œuvre majeure dans son intégralité n'était jusqu'à ce jour que l'apanage de très rares chanceux... Et bien réjouissez-vous chers lecteurs, car la démocratisation du partage désintéressé vous vient en secours ici, et maintenant.
Il y a plusieurs façons de connaître l'existence du Full Moon Ensemble quand on ne découvre le merveilleux monde du vinyl qu'à l'époque d'Internet (et du digging). Pour peu qu'on en ait entendu parler, le plus simple est de taper ce nom dans un bon moteur de recherche : on tombe ainsi très vite sur les deux enregistrements live d'Archie Shepp publiés par BYG début 1971 (volumes 38 et 39) et qui ont, eux, été réédités dernièrement. Deux acteurs de cette performance mémorable figurent au line-up de l'album que nous présentons ici : Joseph Déjean et Claude Delcloo. Le nom de ce dernier est l'autre moyen de constater l'existence de ce disque, car Delcloo était tout sauf un inconnu, ayant fondé la mythique revue Actuel en 1968, laquelle était alors exclusivement consacrée au jazz plutôt qu'aux "contre-cultures" en général comme ce le fut dans les moutures suivantes. De plus, Clau-cloo (pardon...) avait déjà un album à son actif, également chez BYG : Africanasia, en duo avec Arthur Jones (volume 6), sans oublier divers featurings aux côtés de Burton Greene ou Jacques Coursil (encore sur BYG), entre autres.
Le plus petit dénominateur commun à tous ces projets est évidemment le free jazz, qui à l'époque connaissait un essor assez incroyable dans l'Hexagone, eu égard à la franche inaccessibilité de ce registre musical. Pour contrer ce handicap, le free jazz avait deux atouts majeurs : sa fraîcheur (à peine 10 années d'existence), et bien sûr sa liberté de ton, qui s'exerçait naturellement depuis les événements de 1968... l'occasion rêvée pour de nombreux jeunes talents de faire entendre leur voix dans un pays où les carrières de musiciens n'existait pas véritablement, et où le jazz faisait toujours figure de produit d'importation. Et comme la filiation avec le blues allait jusqu'à disparaître dans le free, ce "nouveau truc" devenait d'autant plus facile à approprier par des artistes qui n'avaient, pour la plupart, aucun lien de sang avec l'Afrique.
Monter de toutes pièces une formation de free jazz en France au crépuscule des années 1960 était assurément très ambitieux ; l'Histoire a d'ailleurs montré à quel point elles ont été éphémères (Red Noise, Âme Son, Dharma...). Il semble surtout qu'elles n'aient pas su s'émanciper complètement du parrainage des artistes américains qui leur avaient servi d'exemple sinon de sparring-partner, et le Full Moon Ensemble n'a pas échappé à ce constat. Quatre décennies plus tard, il nous reste cet album unique, "Crowded with Loneliness", témoignage infiniment précieux d'une période faste et exaltée.
Après avoir temporairement rejoint le label BYG en remplacement de Fernand Boruso, Claude Delcloo produit finalement l'album du Full Moon Ensemble sur le label CBS. Nul doute que les musiciens y étaient mieux rémunérés, en tout cas de manière plus lisible car... contractuelle. Delcloo obtient surtout un accord de distribution, via le puissant réseau CBS, des œuvres enregistrées sur son propre label AKT. Celui-ci, créé pour promouvoir les artistes engagés dans des directions nouvelles, ne se limite toutefois pas au jazz, contrairement à son concurrent parisien Futura, actif à la même période. L'appui d'une major semble être un atout dans un marché du disque alors en plein essor, puisque seuls des groupes naissants, donc sans notoriété préalable, seront produits : Moving Gelatine Plates, Rhésus O, Cane & Able... L'affaire sera malheureusement pliée moins de deux ans plus tard après une vingtaine de parutions, albums et singles confondus, en dépit de quelques pressages à l'étranger (Hollande, Angleterre).
Certains s'en sont relevés, comme Michel Portal (qui à ce moment avait déjà dix ans de carrière pro derrière lui), ou justement Cane & Able, lesquels délivreront plusieurs excellents LPs au cours des années 1970 sous le nom de Ice et Lafayette Afro-Rock Band. L'expérience AKT ayant tout de même reçu son lot de critiques positives, Claude Delcloo tentera à nouveau, fin 1975, de lancer une série d'albums "découverte" via le label CBS : la collection Marginal consacrée aux "musiques en marge" dont nous avons parlé pour le post d'Umbañ et WAC. L'affaire durera environ un an, le temps d'une compilation et d'une demie-douzaine d'albums... En France, l'avant-garde et l'originalité ont décidément la vie dure.
Enregistré fin 1970, l'album du Full Moon Ensemble est la première parution du label AKT. Il dispose d'une pochette gatefold presque luxueuse, format qu'on ne reverra pas sur les autres sorties AKT, et le graphisme intérieur n'est pas sans rappeler certains LPs américains, en donnant notamment le curriculum astrologique des protagonistes ! Outre le guitariste Joseph Déjean vu dans Cohelmec Ensemble et le batteur-leader Claude Delcloo, le groupe comprend Jeff Sicard et Gérard Coppéré (ce dernier intègrera le collectif Dharma peu après) aux instruments à vent, l'Américain Ron Miller à la contrebasse, Martine Tourreil au piano et l'énigmatique chanteuse Sarah, qui pourrait être Nicole Aubiat de la troupe Chêne Noir.
L'album doit son titre "Crowded with Loneliness" au recueil de poèmes éponyme publié par l'écrivain américain Bob Kaufman vers 1965. Quatre de ces textes sont récités, traduits en français, sur le long morceau "Tribute to Bob Kaufman" constituant la première face : "Mémoires de Guerre", "Renvoyez-Les", "Bénédiction" et "Peut-Être". Les membres du groupe improvisent à tour de rôle pour soutenir ou répondre aux envolées verbales de Sarah, dont la prestation sincère et entière, qui prend le plus souvent la forme d'une déclamation vindicative, convainc toutefois plus par son énergie franche que par sa prosodie parfois essoufflée. Peut-être que les auditeurs non francophones infirmeront cet avis... Il aurait en tout cas été intéressant d'entendre ces poèmes exposés dans leur version originale. Côté musique stricto sensu, le premier mouvement "43 W. 87th Street" est d'abord soutenu par le piano (Rhodes) ; les instruments à vent (Coppéré au saxophone soprano puis Sicard à la clarinette basse) enchaînent les chorus une fois l'énoncé du poème terminé. C'est ensuite "Samba Miaou", qui n'a de samba que le nom, la basse apportant un semblant de groove, où Coppéré et Sicard entament un dialogue au saxophone ténor entre les deux poèmes suivants, le piano et la guitare effectuant la transition avec le troisième et dernier mouvement qui est en fait une reprise du premier "43 W. 87th Street", où le soprano intervient entre les deux dernières récitations de Sarah.
La seconde face démarre avec le morceau "101 W. 85th Street", dont la dénomination est là aussi inspirée par Kaufman. La voix étant absente, il est cette fois possible d'identifier un thème, arrangé pour les deux saxophones (Sicard à l'alto, Coppéré au ténor), avant que le piano, la guitare puis de nouveau les saxophones ne prennent la parole, dans un registre "free for all" maîtrisé. Delcloo et sa batterie finissent par se manifester avant la reprise tronquée du thème. Pour finir, le dernier morceau "King Kong" voit la guitare de Déjean affronter successivement les deux saxophones, sur un tempo plus enlevé que les morceaux précédents, et savamment rythmé par les percussions distillées par Sarah et Delcloo. La basse de Miller, plutôt discrète jusqu'à présent, introduit l'exposition et la reprise du (très court) thème.
Il est difficile d'avoir le sentiment de tout comprendre après avoir parcouru intégralement cette pièce de choix, et les auditeurs qui voudraient en profiter pour découvrir le genre s'en trouveront certainement déroutés. L'impression de densité ne s'estompe pas au fil des réécoutes, les temps faibles étant plutôt rares rapporté à la durée totale. Le terme "Ensemble" s'impose comme une évidence pour décrire cette formation, de par la cohérence du discours combiné des jeunes talents qui la composent. On pense alors à Pharoah Sanders et aux autres messagers de l'héritage coltranien, mais aussi à Keith TippettArt Ensemble of Chicago, ou encore Herbie Hancock et son groupe Mwandishi période Warner Bros. Et comme Delcloo l'écrit fort justement dans les notes de pochette, "ce groupe supporte la comparaison avec la plupart de ceux d'Outre-Atlantique", notamment lorsque le feeling global s'éloigne du free pour tendre vers le spiritual jazz d'inspiration purement afro-américaine.
Disparu sitôt le disque publié, le Full Moon Ensemble n'eut pas le temps de laisser une véritable empreinte dans les mémoires, en raison tant du faible potentiel commercial d'une telle œuvre que de la dispersion de ses musiciens dans d'autres projets tout aussi prometteurs que ponctuels. Ce disque mérite donc d'être redécouvert sans attendre, surtout si c'est bientôt la pleine lune...

** Disque réédité par Superfly Records quelque mois après la publication de cette chronique...